Au pied des falaises, le bruit du vent est assourdissant. Il emplit tes oreilles, gonfle ta poitrine d’un air si salé qu’il te brûle presque en passant, puis s’en retourne, s’engouffrant dans les plaies de la roche pour aller y jouer sa musique. Tu contemples un moment les cavernes, leur béance semblant te happer tout entier pour l’espace d’une seconde. Elles sont semblables à des bouches, leurs lèvres gercées par le sel et leur profondeurs tapissées de dents-stalactites. Ton regard tournoie dans l’obscurité, une fois, deux fois, et puis la voix d’Io te ramène parmi les vivants.


Dans un réflexe presque conditionné, tu fais volte-face ; manquant de perdre l’équilibre. Sous tes pieds nus, les galets roulent et s’entrechoquent, bouleversant les bases les plus élémentaires de ta perception de la gravité. Ta petite patronne rit de te voir ainsi chanceler, elle qui semble flotter à la surface de la plage. Elle ne pèse tellement rien à côté de toi…
Elle est la goutte de rosée glissant sur la bâche de plastique, là où tu es le seau d’eau qui la remplit et la fait ployer sous ton poids.
 
Elle glisse, donc, cette adolescente défiant la gravité, et se rapproche pour venir te caler une paire de chaussures dans les mains. Devant ton regard légèrement hébété, elle finit par t’expliquer qu’à crapahuter comme ça pieds nus dans les galets, tu vas t’esquinter les deux chevilles, et transformer tes orteils en vieilles prunes écrasées.
Docilement, tu t’assois sur la plage pour t’acquitter de la tâche, ton regard tantôt sur tes doigts, tantôt sur l’horizon et le miroitement aveuglant de la Mer des Larmes.
 
 
Tu ne sais pas très bien pourquoi elle a tant tenu à venir ici, mais tu n’as pas pour habitude de remettre en question les choses qui tiennent à cœur à ta petite Io. Si ça lui apporte un peu de bonheur alors cela suffit bien assez au tien. Au-delà de ta responsabilité d’animal, tu aimes cette petite du plus profond de ce qui te sert de cœur. Et c’est avec une joie sincère que tu cherches son bien-être.
Tes pieds nouvellement ficelés à l’intérieur de tes vieilles baskets, tu fais quelques pas vers les falaises. Tu as toute la grâce d’un éclopé, mais tu t’améliore à chaque nouvelle enjambée.
 
Ton petit manège dure quelques minutes et puis soudainement ton attention est attirée ailleurs :
 
L’un des oiseaux au plumage bleuâtre qui vous survolait de loin vient de se poser sur la grève, à quelques mètres de toi. Tu contemple l’animal, sans t’arrêter sur sa taille plutôt imposante ou la courbure inhabituelle de son bec. Non. Ta préoccupation est ailleurs…
 
Les hurlements du vent, de retour sur la grève, te donnent envie de galoper avec lui. Soudain tes pieds piétinent le sol qui les soutient alors que tu n’oses pas quitter ta ‘proie’ des yeux. Tes doigts font de petits allers et retours sur tes paumes, et ta tête se tourne vers Io pour y chercher son approbation.
 
« Je peux ? Oh, dit. Je peux ? »
 
Tout ton corps est maintenant tendu d’une appréhension presque animale. Elle n’a plus qu’un mot à dire et déjà tu t’élanceras dans les dunes rocailleuses, à la poursuite de ton ennemi. Probablement pour y trébucher et finir les pattes en l’air, mais cela t’importe peu.
Peut-être Io t’accompagnera-t’elle dans ta course ? Ou peut-être qu’elle t’en dissuadera. Après tout, elle a ce pouvoir aussi. Mais quoiqu’elle décide, tu ne lui en voudras pas.
 
Car tu es un bon chien.